- Monsieur
François, venez à la barre, jurez-vous de dire la vérité, toute
la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites
« je le jure ».
- Je le jure !
- Alors Monsieur
François, dites à la Cour pourquoi vous êtes ici, devant nous,
aujourd'hui.
- Ben voilà, c'est
l'histoire de mes relations avec le plaignant.
- Qui est pour vous le
plaignant, un parent ?
- Non, Monsieur le
Juge, pas un parent. Mais nos deux familles ont eu depuis longtemps
des relations conflictuelles. Même qu'un de mes aïeux a fini par
foutre son pied au cul à l’aïeul du plaignant. Je vous parle de
ça, Monsieur le Président, ça fait longtemps !
- Pas de digression,
Monsieur François, et venez-en au fait, et à vos relations avec le
plaignant.
- Ben, voilà, le
plaignant et moi on a restauré ensemble une villa. Lui y a mis un
peu de travail, et moi beaucoup de travail et beaucoup d'argent.
- Oui et alors ?
demande le Juge
- Ben, à un moment
donné, le plaignant, quand les travaux étaient quasiment finis, il
a prétendu que cette villa était à lui tout seul.
- Ah, bon, et
qu'est-ce que vous avez fait alors ?
- Ben, rien. Je suis
parti et je la lui ai laissée.
- Pourquoi ?
- Ben, j'avais
mauvaise conscience..
- Ah!... Et après ?
- Ben après, quelques
années plus tard, le plaignant est venu chez moi pour me demander
l'hospitalité.
- Pourquoi ?
Puisqu'il avait, du coup, un « chez lui » d'après ce
que je comprends !
- Ben, j'sais pas
trop, mais apparemment, quand je suis parti de la villa qu'on avait
retapé ensemble, la villa, il l'a pas trop entretenue et elle a
commencé à se dégrader sévèrement !
- Et alors, comment
avez-vous répondu à sa demande d'hospitalité ?
- J'ai dit
« d'accord », d'autant que c'est vrai que, chez moi,
j'avais pas mal de boulot, un peu d'aide m'aurait pas fait de mal...
Et puis, j'aurais eu mauvaise conscience à refuser..
- Bon, et alors,
qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?
- Ben après quelques
années, il m'a demandé s'il pouvait inviter aussi sa femme et ses
enfants à le rejoindre chez moi.
- Qu'est-ce que vous
avez répondu?
- Ben, j'ai dit oui !
- Pourquoi ?
- Ben, j'avais
mauvaise conscience...
- Et après ?
- Après, j'ai eu un
peu moins besoin de lui, au niveau de ma maison et de son entretien.
D'autant que le boulot qu'il faisait pour moi, c'était pas tout à
fait ça, côté qualité.
- Bon, admettons.
Alors, qu'est-ce que vous avez fait ?
- Ben, rien !
répond Monsieur François, un peu penaud.
- Pourquoi ne lui
avez-vous pas demandé de rentrer chez lui ?
- Ben, j'avais
mauvaise conscience...
- Et après ?
- Après, il m'a
demandé de l'argent de poche pour lui, puisqu'il avait moins à
travailler chez moi.
- Vous lui avez
donné ?
- Ben oui.
- Pourquoi ?
- Ben, j'avais
mauvaise conscience..
- Et...
- Ben après, il m'a
demandé de l'argent de poche pour ses femmes et pour ses enfants.
- SES femmes ?
s'étonne le Juge.
- Oui, il en a
plusieurs, Monsieur le Juge. Dans sa famille, ils en ont toujours eu
plusieurs...
- Ah bon ! Et
qu'est-ce que vous avez fait ?
- J'ai donné de
l'argent de poche à ses femmes et à ses enfants !
- Ben dites-donc, vous
êtes généreux, vous alors !
- Il faut vous dire,
Monsieur le Juge, j'avais mauvaise conscience !
- Mais ça ne me dit
pas pourquoi vous êtes devant cette Cour aujourd'hui !
- Ah mais Monsieur le
Juge, c'est parce que, après, il a eu d'autres enfants –
pensez, avec plusieurs femmes!- et il a prétendu que ces enfants,
je devais les adopter et les considérer comme les miens, qu'ils
devaient être des petits François !
- Et qu'est-ce que
vous avez dit, Monsieur François ?
- Ben, rien, je les
ai, comme qui dirait, adoptés ! J'avais mauvaise conscience...
- Bon, admettons, mais
après ?
- Ben après, le
plaignant, vu l'ampleur de la smala, il a voulu continuer de vivre
chez moi, mais avec ses propres habitudes !
- Mais, intervient le
Juge, s'il voulait garder ses habitudes familiales, pourquoi
n'est-il pas rentré chez lui ?
- Ben dame, c'est que
chez lui, c'est devenu invivable, vous pensez, une villa, quasiment
laissé à ses frères qui n'ont fait que l'abîmer, sans y apporter
aucun entretien... Et en plus, il n'y aurait pas eu l'argent de
poche que je lui donne chaque mois, à lui et à sa nombreuse
famille !
- Et c'est quoi ses
habitudes ?
- Ben, il foutait rien
que se balader en pyjama, en chemise de nuit plutôt. Il passait ses
journées à prendre un café à la terrasse du bistrot du coin. Et
puis il a dit qu'il avait besoin que je lui réserve une pièce de
ma maison, rien que pour lui et sa famille, pour qu'ils y fassent
leurs prières, qu'il disait. En fait de prière, quand j'entendais
à travers la porte ce qu'il disait, c'était plutôt tout le mal
qu'il pensait de moi, de ma famille et de ma façon de vivre. Et
qu'il y mettrait bon ordre, qu'il disait !
- Mais vous, Monsieur
François, qu'est-ce que vous avez fait, alors ?
- Ben, rien. Je lui ai
donné cette chambre supplémentaire qu'il m'a demandée. Sinon, il
m'a dit que lui et ses enfants, ils occuperaient mon couloir et
qu'il m'empêcherait de passer ! Et puis, vous savez, j'avais
toujours cette mauvaise conscience qui me disait qu'il fallait que
je le fasse...
- Bon, et c'est tout,
comme habitude différente des vôtres ?
- Oh non, Monsieur le
Président, c'est pas tout ! Il m'a aussi dit que ma cuisine ne
lui convenait pas. Qu'il lui fallait un régime spécial, celui
qu'il avait chez lui, dans notre ancienne villa commune !
- Ca, vous savez,
Monsieur François, les goûts et les couleurs...
- C'est pas juste ça,
Monsieur le Juge, c'est qu'en plus, il fallait que ce régime
devienne aussi le mien. Et il fallait manger ceci, mais pas cela, et
il fallait que la viande (et pas n'importe laquelle) soit préparée
comme ceci, et pas comme cela, et il y avait des boissons auxquelles
je n'avais plus droit, et j'en passe, Monsieur le Juge. Et encore,
tout ça c'est rien !
- Rien ?
S'exclame le Président, abasourdi. Quoi encore ?
- Ben, c'est surtout
avec ses enfants qu'il y avait problème. Enfin, nos enfants, euh
non, ses enfants, enfin, je ne sais plus moi...
- Quels problèmes ?
- Ben, ses enfants,
ils foutaient rien à l'école. Elle était pas faite pour eux,
qu'ils disaient. Pourtant, cette école, elle était bien faite pour
les miens, d'enfants... Monsieur le Juge!
- Ca arrive, ça,
d'avoir des enfants mauvais à l'école, soupire le Juge,
compréhensif.
- Oui, mais non
seulement ils foutaient rien à l'école, mais en plus, ils
empêchaient les miens de travailler. Ca, c'est sûr, ils étaient
pas un bon exemple pour mes enfants. Pensez, les enfants du
plaignant, ils allaient même jusqu'à casser la gueule des
professeurs !
- Et le plaignant, il
disait rien à ses enfants ? s'étonna le Juge.
- Non, rien. En fait,
il disait que c'était à moi de m'en occuper !
- Ah quand même !
ne peut s'empêcher de s'exclamer le Juge.
- Et puis ses fils se
sont mis à initier mon garçon à la drogue...
- A la drogue !
- Et puis à violer ma
fille, aussi !
- Violer votre fille !
Et qu'est-ce que vous avez fait, enfin?-
- Ben rien. Je les ai
bien grondés un peu, mais, bon, vous savez, ma mauvaise...
- ...conscience, votre
mauvaise conscience, je sais, coupe le Juge, passablement énervé.
- Oh, et puis, ils
chapardaient bien un peu dans mon portefeuille aussi, les petits
garnements.
- En même temps, vous
l'avez quand même un peu cherché, Monsieur François ; à
force de me dire « Ben rien !» (le Juge imite alors le
ton soumis et plaintif de Monsieur François pour dire « Ben
rien ») à chaque fois que je vous demande ce que vous avez
fait suite aux demandes toujours renouvelées de votre... « hôte »!
Avouez que vous avez poussé au vice ! Bon, mais finalement,
tout ça ne me dit pas ce que vous faites devant cette Cour !
- Ben, Monsieur le
Juge, un beau matin, j'ai fini par prendre un coup de sang, et j'ai
foutu le plaignant et toute sa smala au dehors de ma maison, à
grands coups de pied au cul !
- Vous êtes poursuivi
par le plaignant pour coups et blessures, Monsieur François !
rappelle le Juge.
- Un coup de pied au
cul bien ajusté, ça peut faire mal, Monsieur le Président !
Mais c'est efficace !
- Et votre mauvaise
conscience alors ? Elle vous disait pas que c'était très
mal ?
- Ah, rigole Monsieur
François, ma mauvaise conscience, je lui ai dit de fermer sa
gueule, et je lui ai foutu un coup de pied au cul aussi, pendant que
j'y étais !
- Bon, bon...j'ai bien
enregistré votre déposition, Monsieur François. La Cour va se
lever, elle statuera sur votre affaire, et vous fera connaître la
semaine prochaine, ainsi qu'au plaignant, Monsieur Aziz Arhab, son
verdict.
Monsieur François se
retourne vers sa famille qui est derrière lui, dans la salle ;
lui décoche un grand sourire. Il se fiche comme d'une guigne de la
décision du Tribunal de l'Histoire. Il sait qu'il a agi comme il
devait le faire, pour son propre bien, celui de sa femme, celui de
ses enfants. Sa famille et lui échangent des regards complices et
pleins de bienveillance, ils sont tous sereins de cette paix
retrouvée, de cette unité familiale reconstituée. Quelque soit le
verdict du Tribunal, la chose est faite : il s'est débarrassé
de son « hôte » envahissant, comme l'avait fait avant
lui, il y a quelques siècles, son arrière-arrière-arrière-arrière
grand-père. Cela n'avait pas été facile, cela ne s'était pas fait
en douceur, mais c'était fait ! Et il est sûr aujourd'hui que
cela en valait la peine !