C'était il y a quelques années, à peine. Deux femmes étaient
assises sur un banc, dans un jardin public parisien. L'une était
absorbée dans son tricot, l'autre semblait subjuguée devant un
petit garçon qui jouait à quelques mètres de là, dans le bac à
sable. Elle ne le quittait pas des yeux jusqu'au moment où, n'y
tenant plus, elle se tourna vers sa voisine et demanda :
Levant les yeux de son
tricot, la femme répondit d'une voix douce :
- Oui, en effet, c'est
mon fils.
- Qu'est-ce qu'il est
mignon !
- Merci, vous êtes
trop aimable !
- Cela fait quelques
minutes que je le voie jouer, il semble avoir beaucoup
d'imagination !
- C'est vrai ! Il
adore jouer à des jeux différents tout le temps. En fait, ce qu'il
aime par dessus tout, c'est se déguiser.
- Oui, je le vois, on
dirait qu'il regarde dans un périscope avec cette bouteille, non ?
- Oui, peut-être. Il
se prend pour un sous-marinier sans doute. Après avoir vu Mohammed
Ali à la télé, il a enfilé des gants de boxe pour jouer au
boxeur. Puis c'était en footballeur qu'il voulait qu'on le voit.
- Il est un peu
cabotin, le petit bonhomme, peut-être...
- Oh oui, absolument !
L'autre jour, son père l'avait emmené voir « Top Gun »
au cinéma. Eh bien au retour, il lui fallait absolument une
combinaison de pilote de chasse...
- Peut-être qu'il
sera militaire quand il sera grand...
- Oh non, sûrement
pas ! Vous savez, mon fils, c'est surtout imiter ce qu'il aime
faire. L'autre jour, pendant les vacances à la mer, il a regardé
le président des Etats-Unis à la télé. Après, il se mettait au
garde-à-vous devant le pavillon de baignade sur la plage avec la
main sur le cœur, l'air très solennel. Qu'est-ce qu'on a pu rire,
son père et moi ! Il était vraiment tordant. Un autre jour,
il avait vu un prédicateur dans un film. Du coup, il est monté sur
une caisse en bois et jouait à haranguer une foule imaginaire, les
bras en croix avec un air extatique en hurlant avec sa petite voix
de fausset « parce que c'est notre projeeeeeeet ! » !
Qu'il était drôle !
- Trop chou ! Il
sera peut-être comédien alors ?
- Oui, c'est bien
possible, parce que non seulement il adore se déguiser, mais en
plus, il raconte tout le temps des histoires à tout le monde. Il
ment, vous n'avez pas idée à quel point. Tenez, l'autre jour, il a
voulu jouer au banquier, alors il est allé prendre les billets de
banque de la boîte de Monopoly et s'est amusé une bonne demi-heure
avec. Seulement, après, on a cherché les billets partout pour les
ranger dans la boîte, et on ne les a jamais retrouvés. Et bien
sûr, notre fils a prétendu que ce n'était pas lui qui les avait
pris...
Le petit garçon semblait
en grande conversation avec un autre, plus grand, qui était à
l'arrêt, assis sur son vélo.
- Qu'est-ce qu'il peut
bien lui dire? s'interrogea la dame.
- Oh, il lui donne
sûrement des conseils pour faire du vélo... répondit la mère.
- Ah ? Il sait en
faire ?
- Non, bien sûr !
Mais il donne toujours des conseils à tout le monde. Surtout à
ceux qui en savent plus que lui, dit la mère en riant.
- Vous devez être
quand même être fière de lui, qu'est-ce qu'il est mignon !
- Oui, vous savez, on
a aussi quelques inquiétudes, bien sûr...
- Ah oui, lesquelles ?
- Ben, je ne devrais
pas vous le dire, on se connaît à peine, mais...
Puis se rapprochant de
son interlocutrice, et se penchant vers elle, elle poursuivit à voix
basse :
- Son père se demande
si son fils ne se cherche pas un peu... sexuellement, je veux dire.
Jamais il ne joue au papa et à la maman, jamais il ne joue au
docteur avec des petites filles... Vous voyez ce que je veux dire...
Mon mari pense que notre fils souffrirait peut-être du complexe
d'Oedipe !
- Oh, vous savez,
l'essentiel, c'est qu'il aime bien sa maman...
- Oui, évidemment, vu
sous cet angle... En tous cas, comédien, ça lui irait bien. Il
adore se mettre en scène. Tenez, l'autre jour, il a pris une grosse
lampe électrique, et il s'éclairait tout en déambulant à côté
d'un mur pour voir l'effet de son ombre dessus !
- Oh le petit
chou... !
- Je me souviens,
c'était au Louvre. Car il faut que je vous dise, il adore aller au
Louvre.
- Voir les œuvres
d'art, tout ça...
- Non, pour voir les
momies. Il adore les momies. Je crois qu'il aime bien les vieilles
choses, en fait.
- Il sera peut-être
antiquaire, alors ?
Les deux femmes rirent de
bon cœur à cette idée.
- Et vous, vous avez
des enfants ?
- Oui, mais ils sont
plus grands que le vôtre. Mais qu'est-ce qu'il est mignon, votre
fils...
A ce moment-là, dans le
bac à sable, le petit garçon se mit à piquer une grosse colère en
trépignant devant un autre petit garçon.
- Non, tu n'auras pas
mes jouets. Ils sont à moi, et à moi tout seul ! Et c'est moi
le chef, d'abord, alors dégage !
L'autre n'insista pas et
s'éloigna, en haussant les épaules.
Puis se tournant vers le
petit garçon, elle l'appela :
- Allez, viens, il
faut qu'on retourne à la maison, maintenant, ton père nous attend.
Le garçonnet s'approcha,
et en décochant un coup de menton vers la voisine de sa mère, il
demanda en reniflant:
- C'est qui, ça ?
- C'est vrai, je ne
connais même pas votre nom, dit la mère, en se tournant vers la
dame.
- Je m'appelle Madame
Trogneux, mon petit, répondit la dame. Mais tu peux m'appeler
Brigitte, si tu veux...
- Enchantée d'avoir
fait votre connaissance, dit la mère en prenant son fils par la
main. Moi, je suis Madame Macron.
Puis, à l'intention de son fils :
Allez, en route, Emmanuel, tu ramasses tes jouets et on y va.
Dis pépère, tu présideras quand tu auras fini de faire le guignol? |