- « Entre, entre,
Martin ! » s'exclame joyeusement le directeur de l'AFP au
jeune qui vient de taper timidement à sa porte.
- « Vous m'avez
demandé, monsieur le directeur ? »
- « Oui coco, en
effet. Ça fait combien de temps que tu es en stage dans notre belle
Agence France Presse ? »
- « Bientôt six
mois, monsieur le directeur. »
- « C'est cela, c'est
cela. Bien. J'ai regardé tes dernières dépêches. Elles sont bien.
Enfin... bien, elles demandent quand même à être retouchées.
D'ailleurs, elles l'ont été systématiquement par ton maître de
stage, comme tu as pu le constater. Je voulais faire le point avec
toi afin qu'on puisse s'assurer ensemble que tu as vraiment un avenir
dans notre belle agence. »
- « Mais je le
souhaite vivement, monsieur le directeur ! »
- « Oui, oui bien
sûr, coco. Cependant, il y a quand même un certain nombre de
petites choses que tu devras vite corriger pour nous donner
l'assurance que tu partages nos valeurs. »
- « Les valeurs du
journalisme attaché à la vérité et à l'impartialité ? »
- « C'est cela, c'est
cela. Evidemment, c'est cela. Bon. »
- « Et que
faudrait-il donc que je corrige, monsieur le directeur ? »
- « Eh bien, puisque
tu en parles, le Président me le disait encore il n'y a pas une
heure... »
- « Le Président de
l'AFP ? »
- « Ben non, le
Président de la République ! Je disais donc, comme me le
précisait notre Président à tous, ce matin, nous avons un rôle
essentiel à jouer afin de contrer les fake news diffusées par des
médias subversifs et mal intentionnés. Tu sais coco, le diable se
cache dans les détails. Ainsi, quand tu rédiges une dépêche dans
laquelle tu fais état de la radicalité croissante de jeunes
musulmans en France, est-il nécessaire de préciser « musulmans » ?
Non, bien sûr, cela serait stigmatisant, n'est-ce pas ? Parle
plutôt de l'inquiétante radicalité d'une « minorité de
jeunes », point. D'ailleurs, d'une façon générale, à chaque
fois que tu dois relever des méfaits, crimes et délits de jeunes
pratiquants de la religion musulmane, parle de « jeunes »,
tout simplement. C'est moins stigmatisant, et c'est plus court à
écrire. »
- « Et ce n'est pas
stigmatisant pour tous les jeunes, ça, y compris pour tous ceux qui
ne sont concernés ni de près ni de loin par la responsabilité de
ces méfaits, crimes et délits ? »
- « Bon, les jeunes
au sens large sont plus nombreux que les jeunes musulmans, donc la
stigmatisation est plus diluée, comprends-tu ? Et tu ne
voudrais pas être taxé d'islamophobie, n'est-ce pas ? »
- « Ben, monsieur le
directeur, si l'AFP est taxée de naziphobie ou de fascismophobie, je
ne pense pas que ça vous dérangerait plus que ça... »
- « Bon, écoute, je
suis là pour t'aider, alors si mes conseils ne te servent à
rien... »
- « Si, si, bien sûr,
monsieur le Directeur. Je vous écoute. »
- « Tu sais, c'est
important d'utiliser le bon vocabulaire. Un djihadiste n'est pas
forcément un djihadiste. Dans le quartier de la Gouta, en Syrie, par
exemple, un djihadiste est un « rebelle ». C'est quand
même plus sympa, un rebelle, non ? Ça fait penser à notre
jeunesse en Mai 68, à notre camarade à tous, Cohn-Bendit. Ça
évoque la remise en cause de l'ordre établi, tout ça. Plus sympa
que des fanatiques islamistes qui bombardent les quartiers chrétiens
de Damas ou les snipers enturbannés et barbus qui tirent sur les
civils essayant de fuir. Tu comprends ? »
- « Euh oui, certes... »
- « Si tu ne sais pas
distinguer le bon du méchant, si tu as un doute, je vais te donner
un truc : plus le protagoniste est blanc, plus il a des chances
d'être le méchant, plus il est basané, plus il est le gentil.
D'ailleurs, notre Président bien-aimé l'a encore dit récemment à
propos de l'intelligence artificielle, il ne faudrait pas que les
seuls mâles blancs quadragénaires soient les leaders dans cette
évolution technologique. Donc les mâles blancs : pas bons.
Bref.
Je vais te donner un
exemple : Viktor Orban, Premier Ministre de Hongrie,
anti-immigration, donc anti-musulman et anti-noir, il est blanc. Donc
c'est le méchant. Tu le qualifieras de « populiste ». Si
le peuple hongrois avait eu raison, Orban serait démocrate, comme
notre Vénérable-Président-Grand-Soleil-du-XXIe siècle. Mais le
peuple hongrois a tort, donc il est populiste. Tu dénonceras donc
toutes ses déclarations, et à l'inverse, tu mettras en exergue ceux
qui s'opposent à lui. Une poignée de contestataires distribuent des
photocopies dans la rue en guise de journaux d'opposition ? Tu
en fais une montagne. Tu en parles, tu en re-parles, tu en
re-re-parles.
La veuve de Mandela est
morte ? Elle est noire, donc c'est la gentille. Tu l'appelles
« grande dame de la lutte contre l'apartheid ». Et tu
oublies son radicalisme, son racisme anti-blanc, ses détournements
d'argent, ses fraudes et ses violations des droits de l'Homme. Tu
mentionnes tout le bien qu'en pensent ses soutiens de toujours. Par
exemple, voilà ce que ton collègue écrit au sujet de Winnie
Mandela : « Jusqu'au bout, elle est restée fidèle au
township noir de Soweto. A l'annonce de son décès, ses admirateurs
se sont pressés à son domicile ». Tu vois? C'est court, c'est gentil,
c'est agréable à lire pour le vivrensemble. Facile, non ? »
- « Euh oui... »
- « Le vocabulaire
est important, mais les chiffres aussi. Regarde. Imagine qu'il y ait,
un jour, 2000 manifestants dans la rue. Si c'est une « bonne »
manifestation, genre manifestation contre Trump. Tu parles alors de
« plusieurs milliers » de manifestants. Deux, c'est bien
« plusieurs », non ? Mais s'il s'agit d'une
« mauvaise manifestation », genre manifestation pro-vie
ou pro-famille, tu parles de quelques dizaines de manifestants. Deux
cents dizaines, c'est bien « quelques dizaines » non ?
Et s'il s'agit d'une très mauvaise manifestation, tu n'en parles
pas, c'est encore mieux. »
- « Je vois... »
- « Bon. D'une façon
générale, il te faut aussi savoir quel est ton camp.
Il me semble que tu l'as
trop souvent oublié, et c'est la raison pour laquelle nous avons dû
nous passer de beaucoup de tes dépêches. »
- « Le camp du
bien ? »
- « Exactement, je
vois que tu commences à comprendre. Le camp du bien. Pour se
résumer, voici nos valeurs : elles sont pro-notre
bien-aimé-Président-Lumière-de-notre-Siècle-et-Génie-Economique
et sa formidable épouse. Plus important encore, il te faut savoir
quels sont les méchants officiels. Bachar Al Assad par exemple a
systématiquement tort. Tiens : j'ai noté que dans tes
dépêches, tu parlais de « l'armée syrienne ». Non !
Il te faut parler de « l'armée de Bachar Al-Assad ».
Ainsi, c'est Bachar qui attaque les gentils rebelles et non pas
l'armée officielle qui défend son territoire. Et ça change tout.
Un autre méchant : Poutine. Lui, alors, il est méchant.
Vraiment méchant. Mais il y a encore plus méchant. C'est bien sûr,
Trump. Lui, c'est le méchant des méchants. Donc Trump a toujours
tort. »
- « Mais ses
résultats économiques, l'immigration illégale en chute libre, son
taux de chômage historiquement bas, son coup de pied dans la
fourmilière coréenne qui fait bouger les lignes... »
- « Ne cherche pas,
quoiqu'il fasse, quoiqu'il dise, il a tort. Crois-moi, coco, notre
travail est ainsi bien plus facile. Donc tu parles de sa calvitie
mise à jour lors d'un coup de vent, tu insistes sur la valse de ses
collaborateurs, tu évoques le passé polémique de Gina Haspel, la
nouvelle patronne de la CIA, en omettant de remarquer qu'il s'agit
d'une femme pour la première fois nommée à ce poste. Ça viendrait
en porte-à-faux avec nos accusations de sexisme envers Trump. Bref,
Trump a tort, re-tort, et re-re-tort. C'est tout.
Tu as bien compris ?
Si c'est le cas, tu auras peut-être l'immense privilège de faire
carrière dans notre Agence qui sera bientôt officiellement le Phare
de la Vérité en lutte contre les fake-news, si notre bon
Président-bien-aimé nous fait cet honneur. Un phare vers lequel se
tourneront tous les médias bien en Cour pour être sûrs de diffuser
la bonne parole. Tu perçois la portée de cette mission ? »
- « Oui, une sorte
d'agence Tass de l'ère soviétique, en somme. »
- « Oui, euh bon, je
ne pense pas que cette comparaison soit opportune, à ce stade de
stagiaire qui est le tien aujourd'hui, Martin. Bon, je crois t'avoir
dit l'essentiel. Tu peux disposer. »
Une fois la porte
refermée sur le stagiaire, le directeur saisit son téléphone et
compose un numéro. « La RH ? Vous me mettez un terme au
stage de Martin. Oui, dès ce soir. Et vous veillerez à ce qu'il ne
soit engagé nulle part ailleurs. Merci. »
Il faut les dresser, ces petits jeunes. Encore un qui a dû "décrocher" du système scolaire, sinon il aurait appris à penser juste.
RépondreSupprimerÇa me fait penser à la plaisanterie : - je me présente , je suis journaliste...
Supprimer-c'est bien fait! Il fallait mieux travailler à l'école!
Criant de vérité!
RépondreSupprimerAmitiés.
Notre phare de la pensée politique, merveille de notre siècle, finira comme le phare d'Alexandrie, englouti, ou comme le Danube de la pensée roumaine, mitraillé avec mamie.
RépondreSupprimerC'est triste, mais on peut pas tout le temps chier sur la population en répétant "je l'avais annoncé".
Bref, je m'énerve. Mais pour l'entretien du stagiaire, on s'y croirait.
On s'y croirait, dessin y compris.
RépondreSupprimerIl va falloir regretter le bon temps où le stagiaire était affecté à la photocopieuse, au ravitaillement en papier et café !
Au moins, c'était sans risque.