Le fromager M. Ouille se
plaint que sa clientèle fuit sa boutique et va faire ses emplettes
chez son voisin et concurrent, M. Frite. En effet, trouvant que les
prix pratiqués par M. Ouille sont prohibitifs, les clients les plus
avertis préfèrent changer de crèmerie.
Si les prix de M. Ouille
sont trop élevés (sa boutique est la plus chère du quartier), c'est peut-être que M. Ouille est riche ? Même pas. Cela serait trop simple. C'est
juste que M. Ouille gère très très mal son affaire. M. Ouille est
endetté jusqu'au cou. Incapable d'équilibrer son compte d'exploitation, il n'arrête
pas de recourir à des emprunts, et il ne cherche en aucune façon à
diminuer ses dépenses. Par conséquent, pour tenter de boucler son
budget, il trouve plus facile d'augmenter les prix de ses produits.
Si encore
ces derniers étaient de qualité supérieure, peut-être sa
clientèle serait-elle prête à faire le sacrifice de payer un prix
élevé ? Mais ce n'est même pas le cas ! Prenez par
exemple son fromage de marque EducNat : une vraie catastrophe !
C'était un produit qui faisait jadis la réputation de sa boutique,
ou plutôt de celle gérée par ses lointains prédécesseurs. Au fil
des années, sa qualité n'a cessé de se détériorer jusqu'à
arriver aujourd'hui à cet immonde produit de très bas de gamme, au goût de pourri et
qui se dégrade à peine mis en rayon. Toute la gamme ServicePub est
du même tonneau. Le fromage Laposte par exemple, est devenu
immangeable. Ne parlons pas du produit Santépub, la dégradation de sa
qualité est manifeste. Même son fromage basique Justisse, qui devrait être sur toute les tables, est devenu infect. Sa crème Essenecéheff est sans doute la plus
représentative de cette dégradation de la qualité allant de pair
avec un prix de vente exorbitant : mauvaise en bouche et trop
souvent absente des rayons.
Bref les raisons qui
poussent par exemple M. Gégé à déserter la boutique de M. Ouille
pour trouver un meilleur service pour un prix plus abordable chez M.
Frite, sont compréhensibles, voire tout à fait justifiées. Tous ceux ayant les moyens de
locomotion nécessaires pour se passer du seul avantage de la
boutique de M. Ouille, à savoir sa proximité, feraient de même.
D'ailleurs, ils le font !
L'étonnement n'est donc
pas dans ce constat. Il est dans l'attitude de M. Ouille et de ses
collaborateurs. Ainsi, son principal adjoint s'exclame : « ces
clients sont minables ! ». Minables, admettons. Mais en
attendant, c'est ce genre de clients « minables » que
ferait bien de soigner M. Ouille s'il veut vraiment les garder, voire en
attirer davantage, pour ne pas mettre la clé sous la porte d'ici
peu. Un autre collaborateur de M. Ouille, celui en charge de la
gestion du budget de la boutique, a pourtant, lui aussi, trouvé que
le fromage est bien meilleur et moins cher chez un autre concurrent
de M. Ouille : la boutique de M. Helvète. Il s'y est abondamment
approvisionné naguère. Mais peut-être que ce collaborateur est
minable, lui aussi. Minable ou simplement lucide.
La réaction de M. Ouille
lui-même n'est guère plus maligne. Plutôt que de se poser les
bonnes questions et d'étudier les moyens d'offrir un meilleur
produit pour moins cher (cela s'appelle la compétitivité, mais
cette notion lui est complètement étrangère), M. Ouille demande à
M. Frite, son concurrent, d'augmenter ses prix. Il ne lui demande pas
encore de dégrader son service et la qualité de ses produits pour
les mettre au niveau des siens, mais ça ne saurait tarder. Si M.
Frite voulait bien, aussi, carrément interdire aux clients de M.
Ouille de venir lui acheter ses produits, ça l'arrangerait. Voilà à
quoi se résume les notions commerciales de M. Ouille.
La marge de progression
dans la compréhension des principes économiques basiques de M.
Ouille est colossale. Tellement colossale même, qu'on peut
raisonnablement se demander si M. Ouille ne s'est pas trompé de
métier et s'il ne ferait pas mieux de faire autre chose que
fromager.
Mais faire quoi d'autre ? M. Ouille ne sait rien
faire, comme il l'a si bien démontré durant toutes ces années
avant de venir exercer son incompétence dans la tenue de cette
boutique. Mais cette dernière question importe peu, il est vrai, aux
amateurs de fromages...
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